Né sous une étoile de mer
Article publié dans
les revues Voiles et Voiliers, mars 2009 et L'Escale
Nautique, printemps 2009
Je
viens de quitter Porto Santo, dans l’archipel de Madère, pour
traverser l’Atlantique vers Saint-Martin, aux Antilles, seul à
bord de Jean-du-Sud. Cette traversée marque le terme
d’une croisière de sept étés en Europe, à bord de ce petit
bateau que j’ai acheté en 1973 et nommé Jean-du-Sud,
d’après la chanson de Gilles Vigneault.
Pendant ces trente-cinq années, mon bateau
ne s’est pas ennuyé au port. J’ai peint son nom sur la coque,
comme il se doit, mais j’ai été incapable d’y ajouter un port
d’attache, ne sachant lequel y mettre. Je n’ai pas
additionné les milles que nous avons parcourus ensemble, mais
cela doit bien atteindre la centaine de milliers : trois allers
et retours entre le Québec et les Antilles, une traversée de
l’Atlantique, quelques-unes de la Manche, un voyage vers la
Suède, retour en solo vers le Québec depuis la Bretagne en
faisant un grand détour autour du monde, par l’océan austral et
le cap Horn. Revenu de ce bord-ci de l’océan, j’ai passé
plusieurs étés dans le fleuve et le golfe Saint-Laurent, au
Maine, autour de Newport, Nantucket et Martha’s Vineyard, croisé
le long de la côte américaine entre Halifax et Annapolis, vers
le lac Huron et la baie Georgienne. Pour marquer les vingt
ans de mon tour du monde, j’ai retraversé l’Atlantique vers
l’Irlande, l’Angleterre, la France, voyagé dans les canaux
français, puis vers la Hollande, traversé la mer du Nord vers
l’Écosse, le canal de Calédonie, les Hébrides, le pays de
Galles, les îles Scilly, la Bretagne Sud et la côte vendéenne,
remonté la Gironde, traversé le golfe de Gascogne vers les rias
de Galice, le Portugal, l’Espagne, entré dans la Méditerranée,
vu la Corse, touché la Sardaigne, atteint l’Italie.
Je m’étais dit que je ramènerais
Jean-du-Sud chez moi au Québec juste avant de me sentir trop
vieux pour pouvoir le faire et au cours de ce dernier été, j’ai
su que ce moment approchait. Alors j’ai tourné l’étrave
vers l’ouest et suis revenu à Gibraltar via Minorque, Majorque
et Ibiza, puis j’ai traversé vers Porto Santo, dans l’archipel
de Madère. Il y a quelques jours, tandis que je me
préparais à partir, je fêtais mon soixante-neuvième
anniversaire, ce qui me laisse croire que cette traversée
d’océan sera sans doute la dernière que je ferai en solo.
Ceci m’amène à faire un retour en arrière
et réfléchir à ma destinée de marin. Quelle était cette
force qui m’a amené à consacrer la majeure partie de ma vie
d’adulte à cette passion? Qu’est-ce qui m’a poussé à
mettre de côté une carrière déjà bien amorcée dans le domaine
des arts de la scène et du cinéma pour partir en bateau? A
vrai dire, je n’en sais rien. Tout ce que je puis
affirmer, c’est que cette force me dépassait et raconter comment
elle s’est manifestée.
Si j’étais né en Bretagne, on pourrait
comprendre un tel attrait pour la mer, mais ce n’est pas le cas.
Né à Montréal, j’ai passé mes étés d’enfance à Oka, au bord de
l’eau, mais celle du lac des Deux-Montagnes était douce et je
n’avais aucune idée de la mer et de la navigation océanique.
Pourtant, je me souviens d’un rêve que j’ai fait alors que je
devais avoir six ou sept ans ; j’emploie le mot rêve, mais je
devrais peut-être écrire songe : je trouvais un petit bateau
jouet au bord de la grève et ce rêve m’avait tellement
impressionné qu’en m’éveillant, j’avais couru au bord de l’eau
et je me souviens encore, plus de soixante ans plus tard, de
l’immense déception que j’avais éprouvée en voyant qu’il n’y
était pas.
Mon père possédait un petit dériveur, un
Snipe, mais celui-ci avait rendu l’âme alors que j’avais neuf ou
dix ans, victime de la pourriture de son puits de dérive ;
j’avais toutefois déjà pu voir qu’un bateau à voile pouvait
avancer non seulement au vent arrière, mais aussi au travers et
même contre le vent. Lorsque j’étais adolescent, mon père
avait eu pendant une ou deux saisons une vedette à moteur à bord
de laquelle nous avions effectué en famille une croisière de
deux semaines en remontant la rivière des Outaouais vers le
canal Rideau, le fleuve Saint-Laurent et les Mille-îles.
Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans que j’ai
pu faire la connexion entre voile et croisière : un ami
possédait un petit yawl aurique qui avait passé l’hiver à
Shelburne, au lac Champlain et il m’avait invité à le ramener
avec lui à son port d’attache d’été, Saint-Jean-sur-Richelieu.
Au cours des trois jours qu’avait duré le voyage, nous n’avions
pas réussi à faire démarrer son vieux moteur Acadia et
c’est à la voile pure que nous avions atteint Saint-Jean.
J’avais découvert qu’il était possible de voyager avec sa maison
poussée par le vent et dès ce moment-là, je me suis mis à
dévorer tous les livres et magazines traitant de voile et de
navigation que je pouvais trouver, autant en anglais qu’en
français.
J’étudiais
l’art dramatique au Conservatoire et cherchais un embarquement
pour les vacances d’été. J’eus la chance d’être invité par
le couple de comédiens Lionel Villeneuve et Hélène Loiselle pour
une croisière de Montréal vers le Saguenay à bord de
l’Airelle, leur ketch de 12 m. C’était encore l’époque
des bateaux de bois, des voiles de coton et des drisses en sisal
et Lionel naviguait à la manière des anciens capitaines de
goélettes de la côte de Charlevoix qui avaient appris de leurs
pères des techniques de navigation qui tenaient plus de
l’instinct de survie que de la science enseignée par Bowditch et
autres Glénans.
Lionel avait fait construire ce bateau
quelques années plus tôt grâce à un lucratif contrat de
publicité, mais à la saison suivante, ce contrat n’avait pas été
renouvelé et il s’était vu contraint de travailler tout l’été.
Je venais de sortir du Conservatoire, libre de
toute attache, et sachant qu’un bateau de bois doit être mis à
l’eau à chaque été sous peine de sécher et voir ses coutures
s’ouvrir, j’avais proposé à Lionel d’assumer, avec trois autres
copains, toutes les dépenses de la saison et de faire naviguer
l’Airelle. C’est ainsi que dès ma deuxième saison de
navigation, je m’étais retrouvé responsable d’un ketch de 12 m
qui ne m’appartenait pas. Nous avions descendu le
Saint-Laurent, traversé vers les îles de la Madeleine, étions
revenus en faisant le tour de l’île du Prince-Édouard par le
détroit de Northumberland. L’été suivant, même topo
et en trois mois, nous avions atteint les îles françaises
Saint-Pierre et Miquelon, au large de Terre-Neuve et étions
revenus en passant par les lacs Bras d’Or, en Nouvelle-Écosse.
Quelques années plus tard, j’achetais un
petit sloop de 24 pieds et le faisais livrer à l’Île du Prince
Édouard où je jouais au théâtre à Charlottetown. Cette
même année, je m’étais marié et c’est à bord de ce petit bateau
que j’avais effectué mon voyage de noces.
Après quelques années, j’ai compris que
malgré des efforts très honnêtes de sa part, la mère de mes deux
filles n’était pas à l’aise sur l’eau et qu’elle ne m’y suivrait
jamais. Voyant ce rêve s’estomper et comprenant que
j’étais collé à la maison pour le reste de ma vie, j’avais
commencé à ressentir les symptômes d’un authentique ulcère
d’estomac que j’arrivais à atténuer à l’aide de médicaments,
mais la dose nécessaire ne cessait d’augmenter au point que
l’honnête pharmacien qui me les fournissait s’était senti obligé
de me mettre en garde contre l’abus de ces drogues. Je
suis convaincu que si je n’avais pas réagi comme je l’ai fait,
je serais aujourd’hui mort d’un cancer ou d’une autre maladie
causée par ce stress. J’ai dû prendre une décision
déchirante et sept ans plus tard, mettre fin à ce mariage.
J’ai du même coup mis fin à ma carrière à
la scène et au cinéma et embrassé celle de marin à temps
complet, ayant compris que pour réussir en art il fallait y
consacrer toutes ses énergies et ses pensées, les miennes étant
focalisées vers un éventuel départ. Les quelques livres
que j’avais lus sur la spiritualité s’accordaient sur un point :
pour atteindre la paix intérieure, il faut se libérer de ses
désirs et pour y arriver, il y a deux moyens : soit on les
oublie, soit on les réalise. Je savais que je ne pourrais
jamais oublier celui-là et que le seul moyen de m’en libérer
serait de le réaliser.
Il semble qu’il me fallait un bateau dans
cette incarnation-ci et bien malgré elle, la Banque Royale du
Canada m’a fait cadeau de Jean-du-Sud. Je l’avais
acheté en co-propriété avec mon frère Michel et l’automne venu,
avais mis le cap vers les Antilles. Michel était venu m’y
rejoindre pour quelques courts séjours, mais j’en avais profité
beaucoup plus que lui, de sorte qu’au bout d’un an, il m’avait
offert de racheter sa part ou de vendre le bateau. Ayant
dû emprunter pour payer ma moitié, je savais que je n’avais
guère les moyens de le payer au complet ; j’ai tout de même
appelé mon banquier et lui ai décrit ma situation financière et
professionnelle telle qu’elle était, sans la maquiller ni
l’enjoliver. À ma grande surprise, il a accepté, à la condition
que mon frère me serve de caution. Une fois ma signature
et celle de mon frère au bas de la feuille, me voilà l’unique
propriétaire de Jean-du-Sud.
J’étais retourné aux Antilles faire une
première saison de charter qui m’avait permis de rembourser une
partie seulement du montant convenu. Comme j’avais une
autre dette provenant d’une carte de crédit, le banquier m’avait
proposé, à mon retour, de consolider le tout et de signer un
nouveau billet. J’avais signé là où il me l’indiquait sans
m’apercevoir que l’emprunt endossé par mon frère se trouvait
acquitté par ce nouveau billet qui ne portait que ma signature,
sans aucune autre caution.
Nouvelle traversée vers les Antilles,
deuxième saison de charter, mais celle-ci avait été encore
moins rentable et comme je n’arrivais pas à rembourser la somme
convenue à la banque, j’avais décidé de mettre le bateau en
vente ; une fois la banque remboursée, j’espérais qu’il reste un
peu d’argent pour m’acheter un plus petit bateau, sinon je
partirais en Inde m’occuper de mon âme. Mais j’avais eu le
temps de m’attacher à Jean-du-Sud et demandais plus cher
que le prix payé trois ans plus tôt ; à la fin de l’été, n’ayant
pas trouvé mon prix, j’avais demandé au banquier la permission
de retourner aux Antilles faire une troisième saison de charter,
au terme de laquelle je reviendrais mettre le bateau en vente
dès le début du printemps. Il m’avait répondu :
« D’accord, mais avant de partir, revenez me voir, nous
prendrons un lien légal sur votre bateau, ainsi qu’une
assurance, car le présent emprunt ne porte que votre signature.
Je n’ai pas le temps d’y voir maintenant, je pars en vacances
tout à l’heure, revenez me voir dans trois semaines. »
Jusqu’à ce moment, j’avais cru que si je
ne remboursais pas cet emprunt, mon frère devrait le faire à ma
place. Le banquier venait de me dire en d’autres mots que
si je partais avec mon bateau avant son retour de vacances, la
seule conséquence, en ce qui me concernait, serait que ma
capacité d’emprunter à l’avenir en serait affectée.
Qu’auriez-vous fait à ma place?
J’avais été jusque là un honnête garçon et
hésitais encore, cherchant le moyen d’apaiser ma mauvaise
conscience. J’avais entendu parler d’une personne qui
arrivait de l’ashram de Sri Aurobindo, qui avait connu la Mère,
et avais sollicité un entretien pour lui demander conseil,
assuré que l’opinion d’une telle personne serait bien inspirée.
Au cours de la conversation, il était apparu que si je voulais
vraiment m’occuper de mon âme, je pourrais très bien le faire
sur mon bateau et que la somme des avantages dépassait de loin
celle des inconvénients. Pour bien nous en assurer, elle
m’avait proposé de faire appel à cette antique technique
chinoise qu’on appelle le Yi King qui « permet à l’homme de
pénétrer l’énigme de son destin et nous entraîne, au-delà de
toute théologie comme de tout système philosophique, à un
degré de profondeur limpide où l’œil du cœur contemple
l’évidence du vrai [i]».
J’ ai oublié le détail, mais me souviens d’avoir été émerveillé
par l’absence d’ambiguïté des réponses : à chaque question
posée, la réponse fournie par la combinaison des hexagrammes ne
laissait aucune équivoque : Pars! Vas-y! Ne crains
rien! C’est là ta voie… ! »
À partir de ce moment, en guise de
tentative de m’en détacher au cas où il me serait enlevé, j’ai
tenté de me convaincre que Jean-du-Sud m’était prêté et
qu’il me serait laissé tant que j’en aurais besoin. S’il
faisait naufrage, que ce soit sur un récif de corail ou sur un
récif d’argent, je devrais accepter l’idée que c’était parce que
je n’en avais plus besoin et que je devais passer à autre chose.
Je l’ai toujours…
Bien que j’aime beaucoup naviguer, je
n’apprécie guère être rivé à la barre et dès le début, j’ai
cherché le moyen de convaincre mon bateau de se barrer tout
seul. Sur mon premier, profitant de l’aide de mon ami Yves
André qui avait appris la soudure à l’école des Beaux-Arts,
j’avais bricolé dans la boutique du forgeron d’Oka un régulateur
d’allure inspiré de Blondie Hasler, à aérien vertical et
servo-pendulum relié à la barre. Cet appareil m’avait
permis d’effectuer ma première traversée en solo, entre Percé et
les Îles de la Madeleine. Lorsque j’ai acheté le présent
Jean-du-Sud, je l’ai aussitôt équipé d’un autre
régulateur d’allure de ma conception, avec safran auxiliaire
contrôlé par un aérien à axe horizontal. Cet appareil m’a
permis d’effectuer trois croisières entre la côte américaine et
les Antilles, une traversée de l’Atlantique et un voyage vers la
Suède. Il maintenait un cap approximatif, mais je n’étais
pas satisfait de sa performance, surtout dans le gros temps et
au vent arrière, qui est le talon d’Achille de tout régulateur
d’allure.
Au retour de Suède, j’avais trouvé du
travail dans la région de Saint-Malo, au chantier
de
Michel Chabiland qui fabriquait de petits dériveurs en aluminium
pour les écoles de voile et j’ai vu que ce chantier me
permettrait de renforcer Jean-du-Sud et de le préparer à
un grand défi : revenir vers le Québec en solitaire et sans
escale, en faisant un grand détour par l’autre côté de la terre,
sur la route de l’océan austral et du cap Horn.
J’avais lu de nombreux récits de marins
qui avaient tenté cette route et tous (sauf Moitessier) avaient
éprouvé des pannes de régulateur d’allure qui souvent les
avaient forcés à interrompre leur voyage. Comme je ne
voulais faire aucune escale, il me fallait un régulateur
d’allure à l’épreuve de tout. J’en avais déjà bricolé deux
et je me suis attaqué à sa conception. Mais au bout d’une
année consacrée presque à temps complet au design et à
l’expérimentation, je n’avais toujours rien trouvé qui me
satisfasse et je me souviens d’avoir formulé cette pensée -
j’aurais pu écrire prière - : « Cela fait assez longtemps que je
cherche, il serait peut-être temps que je trouve! »
Quelques heures plus tard, en jouant avec un bout de fil de fer
plié d’abord en forme de manivelle horizontale, puis en forme de
Z dans le plan vertical, j’avais trouvé ce que je cherchais
depuis plus d’un an : le moyen de transformer à l’aide d’une
pièce unique le mouvement d’une bielle provenant de l’aérien, en
rotation de la mèche de la pale, rotation qui s’annule à mesure
que celle-ci s’incline sous la poussée des filets d’eau.
Au cours des deux années suivantes, j’ai
pu profiter des ressources du chantier pour effectuer tous les
travaux qui ne demandaient pas d’argent : fabriquer un nouveau
mât super costaud, que j’espérais à l’épreuve des chavirages,
débarquer le moteur, renforcer la coque, bâtir le régulateur
d’allure. Mais il me fallait des voiles et du
gréement neufs et d’autres équipements que je ne pouvais pas
fabriquer moi-même ; alors je suis revenu au Québec tenter de
matérialiser la vingtaine de mille dollars qu’il me faudrait
pour partir.
Avant de devenir marin à temps complet,
j’avais, comme je l’ai écrit plus haut, travaillé comme
comédien et cinéaste, alors j’ai voulu tourner un film durant ce
voyage. Les techniques de prise de vue en numérique
n’existant pas encore à cette époque, je prévoyais tourner en 16
mm, avec son synchrone enregistré sur un magnétophone. Je
croyais naïvement que l’argent que je trouverais pour le
film m’aiderait à payer les dépenses du bateau. Mais j’ai
dû rapidement remettre les pieds sur terre. La tradition
nautique au Québec étant ce qu’elle était à cette époque,
lorsque je disais que je voulais faire le tour du monde sans
escale à bord d’un bateau de trente pieds, on me prenait déjà
pour un fou. Lorsque j’ajoutais que je voulais tourner un
film de long métrage pendant le voyage… Même à
terre, un film tourné par une personne seule qui est à la fois
derrière et devant la caméra, cela ne s’était jamais vu.
À force d’acharnement, j’ai finalement pu
convaincre un producteur qu’il n’y laisserait pas sa chemise.
En échange de messages diffusés par radio à chaque jour, captés
à Montréal par Pierre Décarie, un radioamateur de grande
expérience et retransmis par un groupe de stations du Québec,
j’ai pu acheter les voiles, l’approvisionnement et l’équipement.
Au bout de trois ans de travail ardu, j’ai
quitté Saint-Malo le premier septembre 1981. Je n’ai pas
fait le tour sans escale, j’ai été chaviré et démâté dans
l’océan Pacifique, atteint les îles Chatham sous gréement de
fortune, réparé, remâté, repris la mer, viré le Horn et atteint
Gaspé le 9 mai 1983, ayant parcouru 28000 milles en 282 jours.
Le film de 100 minutes Jean-du-Sud autour du monde a
remporté deux fois la Palme d’Or au festival du film de voile de
La Rochelle (pour la première partie, Saint-Malo-Chatham en
1993, la deuxième, Chatham-Gaspé en 95) ; en tout, 9 prix dont 5
Palmes d’Or dans 7 festivals de film. Il a été diffusé à la
télévision dans une dizaine de pays et reproduit à plusieurs
milliers de vidéocassettes d’abord, de DVD maintenant[ii].
De nombreuses personnes affirment que c’est le meilleur film de
voile qu’ils ont vu.
Dans l’espoir de profiter financièrement
de cette trouvaille, j’étais passé à l’Institut National de la
Propriété Industrielle à Paris vérifier si mon idée était
brevetable et ai pu voir qu’elle l’était. Mais j’ai commis
l’erreur de ne pas breveter et tenter de vendre tout de suite
mon invention et voulu la tester autour du monde. En
28 000 milles, je n’ai jamais barré, mon régulateur d’allure
ayant maintenu le cap à toutes les allures, quelles qu’aient été
l’état de la mer ou la force du vent. Après mon retour,
j’ai pris contact avec les gens de Plastimo et de Goïot et reçu
toute une douche froide : les pilotes électriques venaient
d’apparaître sur le marché et de ce fait, les régulateurs
d’allure avaient perdu tout intérêt.
Comme il n’y avait plus de marché pour mon
invention, inutile d’investir dans un brevet. Il a fallu
quelques années pour que dans les revues nautiques, on écrive
que les pilotes électriques n’étaient pas très fiables et
surtout exigeaient une bonne quantité d’ampères et qu’après
tout, il y avait peut-être encore une demande pour les
régulateurs d’allure. N’ayant pas de brevet à vendre, si
je voulais rentabiliser mon invention, j’étais forcé de
l’exploiter moi-même. Mais le marché offrait déjà un bon
nombre de régulateurs d’allure et je n’aurais jamais fait
l’effort d’y ajouter le mien si je n’étais convaincu qu’il était
meilleur que les autres tant par sa solidité, l’élégance de son
design et sa performance, surtout par petit temps au vent
arrière. (Le fait que mon mécanisme de transmission et
certains de mes modèles aient été copiés presque tels quels par
un autre fabriquant confirme cette intuition.) Pour
évoquer le rigoureux banc d’essai auquel j’avais soumis mon
prototype, j’ai choisi le nom de CapHorn.
Mais j’avais fait mes études
professionnelles au Conservatoire d’art dramatique, je ne
connaissais rien de la fabrication et je ne disposais d’autres
outils que ceux que j’avais emportés avec moi à bord de
Jean-du-Sud. J’ai dû apprendre en faisant fabriquer
les premiers appareils et en furetant dans les ateliers pour
découvrir quels outils on utilisait et comment on s’en servait.
Un jour, un client potentiel qui voulait fermer son atelier
d’usinage et partir en bateau m’a proposé d’échanger un
régulateur d’allure contre un tour. Des amis m’ont
enseigné à me servir de cet outil et graduellement, j’ai pu
équiper un atelier de fabrication.
J’éprouvais une forte attraction pour une
personne prénommée Céline et pour éviter de répéter la même
erreur, j’ai pris la précaution de l’inviter à bord de
Jean-du-Sud avant de me permettre de tomber complètement
sous son charme. Si elle a éventuellement accepté de
m’épouser, ce n’était pas pour mon argent car je ne pouvais me
verser aucun salaire, toute rentrée devant être réinvestie en
outillage et en publicité. Heureusement, Céline m’a fait
confiance, assumant les dépenses du quotidien.
Au bout de cinq ans de vaches maigres,
trois importantes revues nautiques, Voiles et Voiliers en
France, Yachting Monthly en Angleterre et Cruising
World aux États-Unis, publiaient un article sur les
régulateurs d’allure et pour la première fois, CapHorn, le
dernier apparu sur le marché, prenait sa place dans le groupe.
La demande augmentant, j’ai pu engager mon neveu, Éric Sicotte
alors au chômage et qui désirait gagner sa vie en travaillant de
ses mains, pour prendre charge de la fabrication.
Une
vingtaine d’années plus tard, le régulateur d’allure CapHorn
nous procure à tous deux un revenu confortable, sans m’empêcher
de naviguer grâce aux nouveaux moyens de communication tels que
le wi-fi, la radio HF et les satellites, qui permettent de
déplacer le bureau de vente à bord de Jean-du-Sud durant
les mois d’été, le marketing des régulateurs d’allure consistant
principalement à répondre à des demandes reçues par courriel, le
fidèle Éric assurant la permanence à l’atelier. Mais je
dois tout de même l’exposer dans certains salons nautiques.
Pour rentrer d’Europe, j’avais prévu traverser directement
depuis Gibraltar vers Saint-Martin, aux Antilles en prenant la
mer à la mi-octobre, après le salon d’Annapolis, pour arriver à
la fin novembre, à temps pour prendre l’avion vers le salon de
Paris. Mais j’avais consulté un site web de météo américain qui
prévoyait trois ou quatre « named storms », deux « hurricanes »
et un « severe hurricane » au cours des mois d’octobre et
novembre. J’avais aussi lu un article dans le numéro de
septembre de Cruising World écrit par le célèbre marin
Don Street (qui publie les guides de croisière et cartes portant
le nom de son yawl centenaire Iolaire) dans lequel il
résumait son expérience de cinquante années de traversées de
l’Atlantique et recommandait, vu le réchauffement climatique qui
prolonge la saison des ouragans d’un bon mois et retarde
l’établissement de l’alizé, de ne pas partir avant décembre.
Au salon d’Annapolis, j’avais pu le croiser et lui poser mon
problème. Il m’avait conseillé de laisser mon bateau à
Porto Santo et d’y revenir en janvier pour compléter la
traversée. J’ai suivi son conseil et quitté Porto Santo le
22 janvier. J’ai peut-être échappé à un ouragan, mais je
me suis fait rouler brutalement : j’ai trouvé un alizé soufflant
entre 25 et 35 nœuds avec une mer à l’avenant rendue encore plus
vicieuse par la présence d’une forte houle venant de
l’Atlantique nord secoué par d’incessantes tempêtes d’hiver.
En général, au cours d’une traversée d’océan, il y a des jours
de gros temps, mais une majorité de jours où on peut dire qu’on
fait de la belle voile ; je n’en ai connu aucun au cours de
cette traversée, n’ayant pas pu envoyer la grand-voile sans ris
plus de 24 heures en tout.
En septembre 2001, lorsque j’étais revenu
à Saint-Malo vingt ans et quelques jours après mon départ pour
le tour du monde, les gens que j’y avais côtoyé ne m’avaient pas
reconnu ; pourtant, après quelques minutes, ils affirmaient que
mon bateau n’avait pas changé. Il semble que le plastique
vieillisse mieux que l’humain, j’en ai encore une fois eu la
preuve durant cette traversée et j’ai pris la précaution de
m’amarrer beaucoup plus souvent que je le faisais auparavant
lorsque je devais manœuvrer sur le pont avant, non seulement à
cause de la violence du roulis, mais surtout parce je sentais
que le bonhomme n’avait plus son agilité d’antan.
Pourtant, la manœuvre de mon bateau est rendue passablement plus
facile grâce à un enrouleur de génois et un second étai monté en
parallèle avec l’enrouleur. Je n’ai plus à changer de foc
et lorsque le vent est portant, il suffit de rouler plus ou
moins le génois pour adapter sa surface à la force du vent.
Le radar installé il y a une dizaine
d’années, ainsi que le nouveau récepteur AIS ajouté à Porto
Santo avant le départ réduisent de façon appréciable le risque
d’abordage. Durant le tour du monde, je devais faire
confiance à ma chance, au feu de route en tête de mât et m’en
remettre à la vigilance de l’officier de quart sur la passerelle
des navires de rencontre, mais avec le radar en mode veille aux
20 minutes qui sonne une alarme dès qu’il détecte un navire, je
dors la nuit sans crainte. Par contre, je n’ai pas trouvé
que l’AIS était efficace, ayant croisé trois petits cargos entre
Porto Santo et les Canaries sans que son alarme ne se déclenche
ou qu’ils n’apparaissent à l’écran. J’ai tenté de les
appeler à la VHF pour demander s’ils étaient équipés d’un
émetteur AIS, mais ils n’ont jamais daigné répondre à mes
appels. Les deux navires aperçus entre les Canaries et
Saint-Martin n’ont pas non plus déclenché l’alarme, au point que
je doutais du bon fonctionnement de l’appareil, mais il en a
enfin détecté un peu avant l’arrivée. J’en conclus que les
navires n’en sont pas encore tous équipés et que l’AIS ne fait
que complémenter le radar, sans le remplacer.
La nuit sous les tropiques dure une bonne
douzaine d'heures et dès le coucher du soleil, j’en fais autant
et tente de dormir jusqu'à son lever, 12 heures plus tard.
Bien sûr, je me lève plusieurs fois la nuit, mais je ne manque
pas de sommeil. J’ai fixé l’écran radar et le GPS
au-dessus de ma couchette et il suffit d’ouvrir un œil (et
mettre mes lunettes) pour m’assurer que je suis au cap et qu’il
n’y a pas de navire dans les parages.
Avant de partir autour du monde, j’avais
écrit que je n’étais jamais aussi heureux que lorsque j’étais
seul en mer sur mon bateau. J’étais sans attache et
n’avais pas encore fait la connaissance de Céline ; c’est en sa
compagnie que depuis vingt ans, je suis le plus heureux, surtout
lorsqu’on navigue ensemble, car elle n’est alors jamais à plus
de trente pieds de moi. Elle avait traversé l’Atlantique
Nord vers l’Irlande avec moi et j’ai été déçu de sa décision de
ne pas m’accompagner au retour, convaincu qu’une traversée dans
l’alizé sous les tropiques serait le dessert de cette croisière
de sept étés en Europe. Je dois aujourd’hui lui donner
raison, la dureté de la mer et la violence du roulis auraient pu
la dégoûter à jamais de la navigation de plaisance.
Jean-du-Sud a couvert 3018 milles
en 21 jours 6 heures, une moyenne de 142 milles par jour, très
honorable pour un bateau de 30 pieds qui démontre hors de tout
doute que je n’ai pas manqué de vent. Je me suis promis de
ne plus jamais traverser l’Atlantique en janvier, mais cela ne
m’engage pas à grand-chose, puisque ce sera ma dernière…
Après qu’il aura remonté la côte
américaine, Jean-du-Sud viendra prendre son mouillage
devant ma maison à Oka et après 35 ans, trouvera enfin son port
d’attache. Il continuera à naviguer en côtière, mais je
doute qu’il refasse une traversée d’océan, à moins qu’un de mes
quatre petits-enfants ne se laisse séduire comme moi par l’appel
du large. Les initier aux bonheurs de la navigation à
voile sera mon objectif des prochaines années.
Au livre qui racontait mon voyage autour
du monde de Saint-Malo à Gaspé, j’avais donné comme titre :
Jean-du-Sud et l’Oizo-Magick, cette expérience confirmée par
de nombreuses lectures m’ayant convaincu que ce en quoi on croit
n’a aucune importance, l’essentiel étant de croire ; si on
s’abandonne à son destin avec confiance, on trouve les
circonstances qui permettent de l’accomplir et j’ai trouvé plus
drôle de confier le mien à un Oizo-Magick plutôt qu’à quelque
habitant de l’Olympe. Ce petit retour en arrière sur ma
carrière de marin me permet de conclure que l’excellent travail
de l’Oizo-Magick ne s’est pas arrêté avec mon arrivée à Gaspé et
que je suis né sous une bonne étoile ; c’était sans doute une
étoile de mer.
[i]
Etienne Perrot (auteur de la préface), Yi King, Le
Livre des transformations, Librairie de Médicis,
Paris 1973, p. xi
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biographiques |