raverser un océan sur un
petit voilier ne figurait pas parmi mes rêves d’enfance, d’adolescence ni
même d’adulte. C’est à travers mon histoire d’amour que cette voie
s’est lentement tracée. Avant de m’aventurer sur ce vaste océan,
j’avais comme bagage une dizaine d’années de navigation côtière à
raison de quatre semaines par été. Ces années m’ont permis
d’apprivoiser un peu cet univers marin tellement dense et de consolider
notre couple de mer. Aussi, bien enfouis au creux de mon bagage, je portais un
esprit aventureux, un intarissable goût de l’eau et une curiosité de
nomade inspirée par le sac du facteur dans lequel, à l’âge de trois ans,
je rêvais d’embarquer.
Avant
d’amorcer la traversée, j’avais comme projet d’envoyer régulièrement
à mes proches des messages sous forme de bouteilles à la mer électroniques,
mais la mer n’a que faire de la régularité et mon témoignage prit une
autre cadence. Voici à peu près ce que nos parents et amis reçurent en bout
de ligne.
Première
bouteille.
Après
six jours passés à préparer le canot de sauvetage et le bateau, on quitte
enfin les Îles-de-la-Madeleine en ce mercredi 25 juillet par gros vent.
Les
Îles s’effacent peu à peu. Adieu vert. Adieu terre.
Vingt
jours devant moi, devant cet espace et tout ce temps. Voilà mon premier défi
: apprivoiser temps et espace, le temps surtout. Couler dans cette durée,
m’y laisser porter, bercer. Apprécier ce que je vis, m’abandonner quoi!
Mon estomac
essaie de s’amariner. J’expérimente l’homéopathie, les bracelets
d’acupuncture. Ça marche à
peu près.
On
installe nos quarts. Je suis de garde de 22h00 à 2h00. J’aime la nuit en
mer, mais j’ai souvent sommeil vers minuit et manque de vigilance. Aussi
parfois, par grande fatigue, la nuit m’invente des images troublantes. Après
deux jours, je change mon quart pour veiller de 2h00 à 6h00. Je peux ainsi
voir le coucher de soleil avant de dormir, puis assister ensuite au lever de Vénus
et du soleil. J’aime cette routine.
Le
lever de Vénus me fait toujours réagir; elle brille tellement que je la
confonds avec un éventuel feu de navire. Peu après la sortie de Vénus,
lentement le ciel pâlit, graduellement les ténèbres s’évanouissent, tout
se colore et le soleil, tel un gros spot cinglant et majestueux, émerge de
notre nuit. J’aime ce quart de 2 à 6 heures car je vais vers de plus en
plus de lumière. Je peux apprécier un bout de nuit avec le spectacle du ciel
étoilé et de la lune engrossée un peu plus chaque nuit.
Bizarrement,
il est plaisant de se faire réveiller la nuit; c’est magique comme jadis à
Noël. Et me réveiller après mon somme de fin de nuit en humant le café,
est aussi fort agréable. Ces rituels m’aident à m’ancrer sur ce bateau.
De
nuit, je vois le phare de Cape North au Cap Breton. Notre prochaine terre en
vue est l’Île Saint-Pierre de Saint-Pierre et Miquelon. Nous sommes en
France pendant quelques heures. Tout va bien. La terre attend, là, au bout de
l’horizon. On continue.
Deuxième
bouteille
Tous
les jours à 11h00 TU, je vis mon moment préféré. C’est l’heure de la
communication par radioamateur avec le réseau du capitaine qui nous donne des
nouvelles et surtout la météo. On échange des informations. On se sent près
de vous tous. Yves veut en savoir plus sur le e-mail par radio; il a essayé
d’envoyer des messages mais ça ne marche toujours pas. Demain donc.
Nous
longeons la côte de Terre-Neuve. Notre prochaine marque terrestre est Cape
Race. Nous sommes à 20 milles des côtes. Yves distingue le contour de la
terre mais moi je ne vois rien. Je me sens comme une analphabète, savoir lire
l’horizon est important. Faudra que je m’y mette.
Après
Cape Race, on s’élance vers le grand large. Fini le spectre de la terre.
Nous sommes en mer depuis quatre jours. Notre prochain point est l’Irlande,
1662 milles. Quelle route!
Je
suis un peu fébrile. Je dors peu et travaille toujours à construire ma
routine. Je manque de repères; tout est si vaste, et le temps et l’espace.
Être face à l’infini c’est comme être face à l’éternité, ça me
laisse un goût amer et ça me perd. Je voudrais m’accrocher mais je ne sais
où et comment. Je tourne en rond. Je
commence à méditer.
J’aime
nous voir cheminer, dévaler la carte. J’aime voir la terre qui file.
Pointer notre position est une activité agréable de la journée. Nous sommes
bel et bien en mouvement! La longitude est encourageante.
Jusqu’à
ce jour, nous n’avons pas manqué de vent même s’il n’était pas des
plus portants.
Traverser
les bancs de Terre-Neuve me semble interminable. La mer est méchante,
sacrante. Mon corps est toujours aux aguets, en action, je ne cesse de me
cogner. Aussi, il fait froid, l’eau est glaciale et voilà que le brouillard
s’amène.
Ce
matin à 11h00 TU, notre émetteur est tombé en panne pendant qu’Yves
parlait. Pierre Décarie était inquiet. Il craignait qu’on ait frappé un
glacier ou une baleine... Pas possible de réparer l’émetteur. On ne peut
plus communiquer, je ne peux envoyer mes bouteilles. Nous voilà encore plus
seuls.
Mais
je ne crains pas la solitude. Seule, je le suis encore plus lorsque je fais
mon quart du soleil couchant en savourant mon thé dans le cockpit. Encore
plus seule et bien, comme une mise en abîme de ma solitude.
Troisième
bouteille
Le
changement de quart de 6 heures est un délice. Je quitte la responsabilité
qui incombe au veilleur (je ne me sens pas très compétente ) et je glisse
dans les bras doux, chauds et accueillants de mon homme. Il me réchauffe et
me calme. Il reprend la veille et je sais que tout sera pour le mieux, sauf ma
crainte qu’il ne passe par-dessus bord. Je me réveille souvent pour savoir
où il est, ce qu’il fait et je répète à chaque fois: « Yvetaud,
attache-toi » Et je vais le
répéter,
le répéter.
L’idée
de le voir englouti par la mer me hante et c’est intenable. Que ferais-je
sans mon homme? Que ferais-je sans mon homme seule sur ce bateau?
Je suis sans réponse. Yves ne
tombe pas à la mer,
c’est mon mantra, ma bouée.
Je
suis de quart au coucher du soleil en train de siroter mon thé lorsque je
vois une ombre se dessiner dans le brouillard. Je ne suis pas certaine de bien
voir, je scrute. Yves se lève et nous confirmons. L’ombre est immobile à
quatre milles. Plus tard, l’ombre s’illumine de mille feux comme une
ville. Il s’agit sans doute de la plate-forme Ibéria, que n’indique pas
notre trop vieille carte. Après, c’est la nuit noire et profonde.
Yves
persiste à essayer de réparer notre émetteur mais sans succès. Il faut
abandonner cette idée.
Le
radar nous signale un navire. Par VHF, on communique avec le capitaine qui
accepte de transmettre un message à la garde côtière pour rassurer les
radioamateurs, leur expliquant notre situation. C’est un bateau finlandais
qui se rend aux États-Unis.
Un
matin au réveil, je sens un air différent, plus doux. La brume est tombée
ainsi que le vent, et l’eau est plus chaude. Je crois qu’on vient
d’atteindre le Gulf-Stream.
La
mer est calme et je l’apprécie car après les bancs de Terre-Neuve, j’en
avais marre d’être ballottée. Mais on avance peu, nous n’avons parcouru
que 50 milles aujourd’hui. Je pense à nos réserves d’eau , va-t-il
falloir nous rationner?
L’Atlantique
est lisse comme un miroir, je ne croyais pas ça possible mais maintenant je
sais, je sais que la mer peut s’arrêter, s’immobiliser. Belle leçon! Si
l’Atlantique peut se mettre à off,
il devrait en être de même pour nous, mortels.
Les
voiles claquent. Le temps est long, je cherche à le tuer moi qui commençais
juste à couler dedans. Après deux jours de ce calme, on a les nerfs aiguisés.
On espère, appelle le vent.
Mes
pensées traînent des grenailles négatives. Je vais orienter ma méditation
afin de nettoyer ces cendres.
L’après-midi
du deuxième jour, la mer commence à faire des vagues, très arrondies, espacées.
Le baromètre descend et le vent se lève. Enfin.
Pendant
la nuit, je me demande ce qui se passe. Dans ma couchette, je roule dans tous
les sens, je n’ai aucune prise. Le vent est fort. Yves manoeuvre, réduit
les voiles jusqu’à affaler la grand voile, il ne reste que le tourmentin,
un mouchoir de poche et Jean-du-Sud
marche tout de même à 6 noeuds, sa vitesse maximale.
De
ma couchette, je sens l’eau juste à côté de moi. Ça frappe, ça cogne.
Le bateau gîte comme si par deux fois il se couchait. Les vagues giflent
tellement fort qu’on croirait frapper du solide. Je vis mon premier coup de
vent. Je ne dors pas, j’écoute tout. Mon esprit s’emballe. Me voir
couler, mourir seule au coeur de cette immense ombre glaciale sans possibilité
de réclamer de l’aide dépasse mon imagination, ça me rend folle et je
panique.
Mais
cela ne se peut. Mes fils ne sont pas prêts, non plus que mon pauvre père
... et j’ai tant à faire. Je ne veux pas mourir en mer. Je dis NON, un NON
fort, un NON primal. J’appelle
mes anges gardiens; ma mère, Gratien sont là.
Et Jean-du-Sud est solide;
Yves un marin accompli. Donc NON. Je m’apaise.
Y’a
du vent et qu’est-ce qu’on avance! Le gros temps dure quatre jours.
En
soirée, on écoute le coffret de Félix Leclerc,
Heureux qui comme Félix.
Nous sommes bien lovés dans la même petite couchette. C’est un bon moment.
On est harmonie.
Mais
que le temps est gâteux! La mer énervée, énervante.
En
après-midi, malgré ce sale temps, Yves insiste pour que je mette le nez à
l’extérieur. Quelle énergie il me faut pour enfiler mes vêtements de mer
et m’extirper du cocon! Une fois ma ligne de vie bien nouée, je m’assois
d’un côté de la plage arrière, Yves de l’autre. On regarde vraiment
dans la même direction. Quel drôle de couple on fait! Seuls au milieu de
l’Altlantique admirant le gros temps. C’est beau de voir ces tons sur
tons; gris, blancs, bleu-gris. Je
suis fascinée devant ce défilé de montagnes d’une vingtaine de pieds qui
roulent, se cassent et se renouvellent inlassablement. Yves trouve que ces
vagues s’apparentent à celles des quarantièmes rugissants. Je comprends,
elles sont si vivantes, dévorantes, engloutissantes. La mer sent la mort
parfois. J’en vois venir une, elle est charpentée, élancée, de forme
abstraite, noire, ressemblant au dos d’un immense rocher animé. Elle nous
happe, nous hisse et nous relâche sur sa crête.
J’admets
qu’il y ait une certaine beauté mais la mer en ce moment est faite pour les
pros, ce que je ne suis pas. Moi, je suis
une
romantique de la mer. Je rentre dans la cabine dégoulinante. Ouais!
Quatrième
bouteille
Le
vent a molli. Je peux marcher presque librement mais j’ai les jambes qui
tremblent.
La vie
redevient normale. On réorganise le bateau qui était dans un grand désordre.
Tout est humide et le restera, je le crains.
Je fais du
pain pour la première fois de ma vie. Ça sent bon sur l’Atlantique. Mon
pain est assez réussi.
Depuis
qu’on est au large, à tous les jours on reçoit la visite de dauphins. Même
pendant le coup de vent, ils venaient nous voir. Je la prends personnelle,
cette visite. Je veux communiquer, leur dire la joie qu’ils me procurent,
j’émets une gamme de sons, de vibrations mais, il y a comme une mer entre
nous. Leurs pirouettes ressemblent à des saluts. Ce sont de bons voisins.
Un matin,
il y a cette colonie de dauphins qui nous accompagne. Ils sont une centaine.
Ils nagent en rang, bien droits, au même rythme, recueillis. Ils sont gros,
ronds, foncés pas comme les autres dauphins. Ils ressemblent plus à des
baleines.
Il
tombe un peu de pluie qu’on recueille dans un bidon. Le lendemain, le soleil
se pointe un brin et je me lave les cheveux pour la première fois en seize
jours. Ou je lavais ou je coupais ras ras. Je n’y tenais plus.
Avant,
je dormais dans la pointe du bateau mais il était impossible de me
stabiliser, je roulais sans cesse. Maintenant, je dors dans le carré. Chacun
a sa couchette. On s’endort sous spi
escortés
par le chant des baleines. Elles sont tout autour. Je les entends respirer. De
la cabine, on perçoit des échos, des sons semblables à un sifflement situé
entre le miaulement d’un chat et le cri d’une souris. C’est aigu. Je
m’endors.
On
ne fait plus de quart. On veille dans la couchette avec compas, radar, GPS et
mon indispensable; le régulateur d’allure. Ce précieux joujou nous mène
fidèlement et m’affranchit, depuis que je navigue, de la corvée de barre
trop souvent dévolue aux femmes. Je me sens bien, presque en sécurité. La
lampe à l’huile crée une douce chaleur. Bons moments.
Je
me sens reposée aujourd’hui. Je sais quel travail j’ai à faire; j’ai
trouvé le filon qui va fortifier mon âme. Le temps passé au bateau s’écoule
bien vite, je ne veux plus le tuer, je n’en ai plus peur. Je vais surfer sur
les minutes, les heures.
Cinquième
bouteille
Pour
la dernière semaine, le vent nous attend au détour. Le cheval sent l’écurie.
Les trois dernières nuits, on dort à peine 3 à 5 heures. Je suis fatiguée.
Dérape un peu. Je veux voir la
TERRE.
On
atterrit au petit matin dans un terrible brouillard. C’est d’abord le
radar qui voit la terre. Je suis sur le devant du bateau et j’ai beau
vouloir de tout mon être percevoir la côte, je ne le peux, le mur est
terriblement dense. On entend bien les vagues qui se cassent sur les rochers.
Le vent nous lâche juste au moment où on se trouve près des rochers.
C’est
au tour de Yves d’avoir la trouille. On finit par voir des ombres et des
brisants. On essaie de manoeuvrer mais sans succès. On retourne au large?
On s’y risque mais sans vent et sans moteur c’est impossible; le
vilain clapot vide nos voiles qui ne portent pas et le courant nous pousse
dans l’entrée. On n’a pas le choix, il faut entrer. On fait confiance au
radar et on finit par poser le pied à terre.
Castletown,
Irlande.
On
va boire une Guinness.
Céline
Notes
de Yves Gélinas
Grâce
à sa remorque de route, Jean-du-Sud
nous avait permis de découvrir en plusieurs étés les plus intéressants
terrains de jeux qu’offre la côte est américaine, mais nous désirions
changer de parc. J’optais pour
la côte ouest, mais Céline a préféré l’Europe. Ce que Céline veut, je
le veux aussi : après tout, l’Europe ce n’est pas mal; en plus, il y
aurait le plaisir d’une traversée d’océan, avec en prime Céline qui,
pendant une vingtaine de jours, ne serait jamais plus qu’à 30 pieds de
moi...
Mise
à contribution pour une dernière fois avant plusieurs années, la remorque
et le Suburban nous permettent d’atteindre en un jour et demi Bas-Caraquet,
le port le plus à l’est équipé d’un triqueballe[i].
Matage, mise à l’eau, gréement, rangement, vérifications; « shake-down[ii] »
en traversant aux Îles de la Madeleine.
J’étais
fier de compter 6 bateaux équipés de régulateurs d’allure Cap Horn en
escale en même temps dans le port de Havre-Aubert : un bateau local, quatre
autres québécois et un américain, venu du Michigan.
Il nous faut pas moins d’une semaine pour mettre Jean-du-Sud
en mode traversée : paufiner l’arrimage, le réglage du gréeement, canot
gonflable plié soigneusement, enfilé dans son sac et solidement ficelé sur
la plage avant, moteur hors-bord rangé sous le cockpit.
Préférant
garder notre temps pour l’Europe, nous ne nous arrêterons pas avant
l’Irlande. Une fois sortis du
golfe, on fait route à l’est jusqu’à Virgin Rocks (à l’orée du Grand
Banc), puis on suit la route orthodromique jusqu’en Irlande. Contrairement à leur réputation, les Bancs de Terre-Neuve,
nous offrent un beau soleil, puis dès qu’on les quitte, le brouillard et le
temps gris s’installent, on ne reverra presque plus le soleil du reste de la
traversée. Naviguant entre deux routes maritimes, l’une vers l’est,
l’autre vers l’ouest, je m’attendais à voir beaucoup de navires, mais
on n’en aperçoit que quelques uns. Vent
presque toujours sur l’arrière du travers, un peu de calme, trois coups de
vent, portants heureusement pris sous tourmentin, avec ou sans la grand-voile
à 3 ris.
J’avais
hésité à apporter le vieil hydro-alternateur qui m’avait servi autour du
monde. Je me disais que le
panneau solaire aidé de l’éolienne Ampair nouvellement installée me
fourniraient tout l’ampérage qu’il faudrait. Bien m’a pris de le mettre
à bord : sans soleil, le panneau ne produisait rien et vent portant, le
rendement d’une éolienne se trouve réduit de moitié. Débitant entre 3 et
4 ampères en continu, l’hydro-alternateur nous a permis, en plus
d’alimenter les feux de route et combler le reste de nos besoins électriques,
de garder le radar en mode veille, s’allumant 30 secondes à toutes les dix
minutes, émettant un signal sonore s’il percevait un nouvel écho dans la
zone de veille. Les quarts en ont
été grandement simplifiés, avec la brume presque continuelle, il n’y
avait de toute façon rien à voir sur le pont.
J’ai
eu moins de chance côté communication.
Pour transmettre des courriels par radio, j’avais acheté
d’occasion un modem PACTOR KAM+ et malgré l’aide généreuse de deux
radioamateurs venus le brancher sur mon émetteur et configurer mon
ordinateur, je n’ai pas réussi à le faire fonctionner.
Je crois que c’était à cause de l’âge de mon émetteur - celui
que j’avais utilisé autour du monde - dont les relais entre l’émission
et la réception n’étaient pas assez rapides.
Céline a été contrainte de transmettre ses bouteilles à la mer en
bloc après notre arrivée. Et l’émetteur qui tombe en panne après quelques jours
sans que je ne puisse le remettre en route!
J’ai appris en Irlande que l’amplificateur de sortie était cuit,
vraisemblablement à cause du ventilateur qui s’était débranché.
L’atterrissage
à Bearhaven a été le plus scabreux de ma carrière. Céline était rassurée
par la proximité de la terre, mais moi, j’ai eu une sérieuse pétoche : le
coup de vent qui nous poussait vers la côte depuis deux jours tombe au calme
presque plat juste au moment où le radar détecte deux échos qui semblent
indiquer l’entrée du port. Au même moment, on perçoit le grondement des
vagues sur la falaise. Le vent
diminue encore : tiendra-t-il jusqu’à ce qu’on ait paré les dangers?
Je décide
de
ne pas courir ce risque et tente de remettre le cap vers le large. Mais les voiles, qui nous gardaient manoeuvrants au vent arrière,
ne portent plus au près dans ce clapot rendu plus vilain encore par la
proximité de la côte. Pas le
choix, il faut tenter l’entrée en espérant que le vent tienne... et que
les deux échos radar indiquent vraiment l’entrée du port, ce
qu’heureusement corrobore le GPS. Je
me botte moralement le derrière de n’avoir pas, avant de partir, embarqué
le grand aviron qui me servait à manoeuvrer au temps où je naviguais sans
moteur. Il ventait trop fort ces deux derniers jours et je n’ai pas osé déboulonner
le fond du cockpit pour accéder au hors-bord et le monter sur sa chaise...
Heureusement, le peu de vent a tenu.
On a d’abord deviné, puis vu deux rubans blancs de brisants, l’un
à gauche, l’autre à droite, s’interrompre devant nous pour indiquer
l’entrée. Puis la mer est tombée;
on a continué à glisser lentement, toujours dans le brouillard, sur une eau
soudain complètement plate.
On a longé
la côte irlandaise pendant 10 jours jusqu’à Cork. Puis traversé la mer
d’Irlande vers les Îles Scilly, ensuite la Manche de Plymouth à l’Île
de Bréhat. Un des moments forts
de la croisière fut de revenir à Saint-Malo d’où j’étais parti pour
mon voyage autour du monde vingt ans plus tôt presque jour pour jour, puis de
remonter la Rance jusqu’à Plouër, où je m’étais préparé durant trois
années. Le progrès est
passé par là : le chantier situé dans un ancien moulin à marée où
j’avais effectué tous les travaux a été converti en condominiums.
À l’époque, Jean-du-Sud était
un des seuls bateaux béquillés dans l’étang du moulin; celui-ci
abrite maintenant une marina de 400 bateaux.
J’ai aussi constaté que le temps affecte les humains plus que les
bateaux de plastique : les gens que j’avais fréquentés il y a vingt ans ne
me reconnaissaient pas... pour affirmer ensuite que Jean-du-Sud
n’avait pas vieilli!
Jean-du-Sud
nous attend au port de l’Ilon, le long de la Seine, à 50 km en aval de
Paris. Plan de croisière pour l’été prochain : fêter le 14 juillet amarrés
au port de plaisance de Paris, place de la Bastille, puis poursuivre lentement
notre navigation à travers les canaux; irons-nous vers le Sud, le canal de
Bourgogne et éventuellement la Méditer-ranée?
Ou bien vers le Nord, vers la Hollande (toujours par les canaux) puis
à travers la mer du Nord, vers l’Écosse, avant de mettre le cap au Sud?
Cela dépendra de Céline, moi je suis prêt à tout.
[i]
En Bretagne, ce qu’on nomme ici Travel-Lift
porte le joli nom de triqueballe
(ou trinqueballe) Le Robert offre cette définition : « Chariot à deux
ou quatre toues employé au transport d’objets allongés et lourds ».
[ii]
Le parler marin français prévoit que lorsqu’un terme étranger n’a pas
d’équivalent en français, on l’emploie dans sa langue d’origine (ex.
: wishbone, cunningham, jackline...). Dans
son Lexique nautique anglais-français,
Pierre Biron traduit « shake-down voyage of a new ship : Baptême de mer ».
Mais shake-down cruise désigne
également une courte traversée effectuée au début d’un voyage pour vérifier
le gréement et le rangement.